Nouvelle - Un soupir d'éternité

Rouge et Noir. Ces deux couleurs sont celles qui reflètent le mieux l'environnement dans lequel j'évolue. Rouge comme le sang qui ruisselle et souille la lame de mon sabre et Noir comme le flou des mouvements de la bataille qui fait rage autour de moi. Des images fugaces et horribles m'assaillent en permanence alors que mes bras se lèvent et s'abaissent sans cesser, tranchent sans discontinuer les créatures verdâtres qui affluent avec la régularité d'un fleuve. Les samurais autour de moi, mes frères de combat, tombent tour à tour. La débâcle sera bientôt totale. Bientôt moi aussi je rejoindrai mes valeureux pairs. Mais pas tout de suite: il me reste une tâche à accomplir. Je me fraye un chemin dans les forces immondes de Fu Leng. Rien ne peut ralentir mon avancée inexorable vers le but que je me suis fixé. Puis le moment de vérité arrive. A présent, mon armure elle-même ruisselle à la fois de mon sang et de celui de mes ennemis, mais je ne ressens plus de douleur. Ma totale concentration est fixée sur le visage féminin que je connais si bien. Celui d'Imoko, ma fille, qui se trouve désormais devant moi. Mon bras meurtri se lève irrésistiblement, malgré le poids du destin qu'il doit supporter. Puis rassemblant toutes énergies accumulées dans mon corps, invoquant les mânes de mes ancêtres présents dans la lame qui est aussi mon âme, j'abats violemment mon sabre sur Imoko. Rouge, comme la gerbe de sang qui m'éclabousse et qui ne manque pas de me réveiller, comme d'habitude …

Ce cauchemar… Encore et toujours. Je réprime le cri qui reste coincé dans le fond de ma gorge, passe une main sur le visage et tente de réfréner les battements fougueux de mon cœur. Il fait encore nuit mais le Seigneur Lune m'éclaire de sa lumière malveillante, comme pour se rappeler à ma mémoire. Ne t'inquiètes donc pas, je ne risque pas de t'oublier toi… Je chasse rapidement le désespoir lié à mon amnésie qui tente de me rattraper de temps à autres: je sais qui je suis même si je n'en ai aucun souvenir. Mon nom est Mirumoto Shiryu et Mirumoto Imoko est ma fille adoptive. Je laisse mon regard contempler l'enfant qui dort à mes côtés, les bras serrés contre mon torse. Se peut-il vraiment que cette fillette m'inspire de si horribles songes? Je repousse à contre cœur les mains d'Imoko sans la réveiller, puis me lève sans bruits. A quelques mètres de là, Isawa Tu san et un bushi de la famille Daïdoji surveillent le sommeil d'Asahina Anegochi. Ils n'ont visiblement pas remarqué ma présence, malgré la lumière… Je constate alors que je me suis placé inconsciemment dans l'endroit le plus sombre du campement. Qu'il serait facile pour quelqu'un de mal intentionné de se glisser derrière les deux samurais et de s'en débarrasser sans bruits. Je me surprends de nouveau à m'interroger sur l'origine de mes pensées: est-ce vraiment moi qui vient de songer à l'assassinat de deux valeureux et honorables samurais? Qui donc étais-je avant pour avoir une telle vision sur les choses qui m'entourent? Peu importe qui tu aies été, Mirumoto Shiryu, à partir de maintenant c'est moi qui commande et j'ai de bonnes raisons de penser que tu es définitivement mort. Il n'y a qu'un seul Shiryu, et c'est moi. Je sors de l'ombre et salue mes amis de la main. Isawa Tu san m'invite à venir parler avec eux en me montrant un petit bol de saké à ses côtés. Je souris. Demain je ferai part au petit shugenja Phénix de mes cauchemars nocturnes…