4 - Yukimori et la secte de la lune de sang

Yukimori relance encore une fois son effort pour essayer de distancer l'horreur chasseresse lancée à sa poursuite. Mais son corps ne suit plus, la profonde blessure qui déchire sa poitrine s'est rouverte et suinte d'un liquide chaud et visqueux... Il percute une branche basse, chute et s'écrase lourdement sur le tronc d'un pin centenaire. Groggy par le choc, son esprit divague dans les souvenirs de ces dernières semaines...

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Il revoit son arrivée dans la secte de sang, son crâne rasé et ses habits sales de palefrenier un peu benêt ;
Ses premiers contacts avec la troupe, la haine rageuse des supérieurs et la soumission servile des autres ;
Les quelques âmes innocentes qui survivent parmi leurs bourreaux, parmi elles la jeune Eku protégée de la folie par un esprit trop simple pour appréhender ce qu'il l'entoure ;
Et enfin son ascension au service du chef de clan, après avoir drogué le repas des serviteurs... le jour de la visite du "maître sombre".

Yukimori n'était pas encore bien préparé à cette visite d'un dignitaire de la secte et sa méconnaissance des lieux aurait pu lui être fatale. Débusqué dans la remise, 
il avait du pousser à bout son rôle d'idiot pour échapper à la mort.

Le "maître sombre" était reparti, mais ceux qui étaient resté ne pouvaient faire autre chose que de mépriser et violenter les faibles.. enfin, les faibles qui n’avaient pas de charmes à offrir.

La situation se dégrada très vite. Il fut battu, séquestré, humilié pour le plaisir tortionnaire d'ashigarus vicieux... jusqu’au soir où il fut attaché à un poteau et torturé par des sectaires fanatisés imitant les cérémonies de leurs maîtres. A l’aube, d'une lame portée à blanc, on découpa sur sa poitrine le dessin d’une lune sanglante. Les hommes avaient rit avant de le pousser vers la forêt : ”Te voilà bien formé débile ! Va porter la bonne parole maintenant, toi qui aime tant causer avec les rats des bois..."

N’importe qui serait mort en quelques heures des suites de telles blessures , n’importe qui sauf un shugenja !

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Yukimori reprend ses esprits.

La forêt est d’un noir profond et la présence impériale du pin centenaire dans son dos ne parvient pas à le rassurer. Le chasseur approche, la forêt se tait tandis que la noirceur gonfle et se tord.

Yukimori sent la présence froide du kansen à la frontière de son esprit... Il le sent se dresser comme le cobra avant son assaut. Yukimori rassemble ses forces, se cale entre deux puissantes racines et prend la position du “lotus qui dérive sur le fleuve”. Il concentre ses énergies, intériorise sa respiration et plonge en méditation.

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C’est dans cette position, le “lotus qui dérive sur le fleuve,” que l’avait retrouvé Eku. La jeune fille avait beaucoup d’amitié pour Yukimori. Ce dernier l’avait souvent aidé à guérir des sévices infligés par ses amants violents. Elle avait profité du départ des hommes du clan vers un village proche pour chercher le corps de Yukimori dans la forêt et lui offrir une sépulture descente :

“Mais... mais tu n’es pas mort !  Et...”
“Non Eku, je ne suis pas mort. Mais toi, tu le seras bientôt si tu fugues ainsi en forêt”
“Emmènes moi avec toi, je crois que ces hommes ne sont pas bons. Toi tu aimes les autres, tu apportes de bonnes choses, mais eux ils font mal et détruisent tout... emmènes moi s’il te plait”
“Je suis resté ici Eku, car j'ai encore beaucoup à faire. Je dois m’occuper de ces mauvais hommes et éviter que leur souffrance ne s’étende au delà de cette forêt... et puisque tu es ici, tu pourras peut-être m’aider.. mais il faudra que tu retournes au campement... et après, si nous le pouvons, nous partirons ensemble...”

Eku était retournée au campement. Grâce à elle, et grâce a une “armée de plumes et de poils”, Yukimori pu être informé de la prochaine venue de cet homme sans visage qu’il appelait le “maître sombre”.

Yukimori était prêt. Ses petits espions, rongeurs et passereaux, quadrillaient le campement. Le lieux de la rencontre était cerné et la cache sur le toit parfaite pour abriter un grand hiboux... Le shugenja avait pris son envol, décidé à affronter son destin.

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La douleur est aussi terrifiante que soudaine.
Le Kansen s’engouffre dans la blessure ouverte de la poitrine du Shugenja.
La douleur irradie tout son être et aveugle ses perceptions.

A la limite de la rupture, yukimori voit une image se dessiner devant lui : Yuko !
Yuko danse lascivement et découvre lentement son corps, bientôt rejointe par des hommes aux attributs démesurés, qu’elle invite par ses caresses à entrer dans la danse...

Malgré la souffrance Yukimori analyse la stratégie du Kansen : ce dernier cherche à puiser dans ses doutes et ses faiblesses, pour le corrompre en lui faisant ressentir des pulsions négatives : envie, peur, vengeance, jalousie, colère... L’attaque est cependant trop grossière pour être crédible. La foi de Yukimori en Yuko ne peut être perturbée par ces visions grotesques.

Affaibli mais toujours maître de lui, Yukimori inspire profondément et ouvre son lotus... Il descend en transe profonde, isolant son esprit des influences néfastes du kansen. Mais ce passage à un nouveau seuil de perception le rend sensible à une présence étrange et diffuse... Eku...

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Eku gisait morte a ses pieds... morte...morte...
Comment avait-il pu se résoudre à assassiner cette pauvre enfant ?
Mais avait-il d'autre choix ?

En survolant le campement des sectaires pour se mettre en position d'espionner le Maître Sombre, Yukimori avait repéré les préparatifs d'une cérémonie sacrificielle. La jeune Eku avait été préparée et mise à l'écart dans une cage de bois. Toute la journée les hommes du clan avaient consommé la petite prostituée, frustrés qu'ils étaient de devoir perdre leur défouloir charnel. Eku n'était plus que plaies, douleur et agonie... voilà le présent que ces monstres allaient sacrifier au Seigneur Lune.

Yukimori s'était posé silencieusement près de la cage avant de reprendre forme humaine. Eku, brisée, avait levé les yeux en implorant d'une plainte muette l'aide du shugenja. Yukimori avait compris qu'elle ne pourrait pas fuir et que même avec l'aide des kamis il pourrait pas la sauver... Une seule chose pouvait être sauvée c'était son âme, mais il fallait pour cela la retirer au Seigneur Lune. Il ne fallait pas non plus souiller les kamis en leur demandant de participer à un tel drame. C'était à lui de le faire, à lui de le faire avec ses propres mains, ses mains qui avaient fait le serment de servir la vie et de ne plus jamais donner la mort.

Yukimori avait parlé doucement à Eku, tout en retenant péniblement sa nausée. Le temps jouait contre lui, chaque seconde mettait en péril sa vie et sa mission. Alors ses mains s'étaient pressées sur la bouche de la femme-enfant et il avait regardé la mort gagner le regard suppliant de Eku.

Il avait peut être sauvé l'âme d'Eku, mais ne lui avait pas offert les conditions du repos... la présence qu'il sentait désormais sous la voûte du vénérable pin était celle de son fantôme...

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Le kansen poursuit son travail de sape faisant peu à peu fléchir les barrières spirituelles de Yukimori. La transe méditative du shugenja n'est pas un rempart assez puissant et déjà les pointes des pétales du lotus se couvrent de boursoufflures noirâtres exhalant des cendres acides.

Les perceptions de Yukimori se troublent à nouveau sous la pression manipulatrice du kami corrompu.

Yukimori se voit entouré de ses compagnons...
Un Kumagaya au regard de ténèbres tire une langue infinie, ressassant d'interminables histoires de mort  
Un Shiryu écarlate balance hypnotique une tête monstrueuse de Dragon-Serpent
Un Akira pétrifié étire des bras et des jambes démesurées, comme des tentacules immondes suintant le vice
Un Nakamuro parcheminé éclate d'un rire démoniaque, exhibant une bouche énorme et aussi noire que les enfers
Tous jettent sur Yukimori le ronin, le shugenja raté, un regard dédaigneux, hautain et méprisant...
Derrière eux gît un samouraï décapité, le corps percé de leurs quatre sabres, Shingen

Malgré la douleur physique, Yukimori sourit... et sa lumière intérieure fait reculer les marionnettes imagées par le Kansen.
Son sourire s'élargit, il a lui même porté le souvenir de ses compagnons à la lisière de son esprit afin que le kansen puisse s'en emparer pour construire son attaque...
Yukimori connait ses compagnons, il est en paix avec eux. Aucun des symboles manipulé par le kansen ne peut lui inspirer de haine ou de doute. Le chasseur s'est fait piéger.

Yukimori sent que le kansen lâche prise. Il sent l’atmosphère se réchauffer autour de lui à l'approche des premiers rayons d'amaterasu. Il sent également, à quelques pas, la présence d'Ato l'infatigable... Ato, le compagnon de toutes les victoires...

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L'entrevue du "maître sombre" avec le chef de clan tirait à sa fin. Ato guettait un peu plus loin, et adressait à Yukimori des signaux d'alerte. Le corps sans vie de Eku avait été découvert, des hommes approchaient. Dissimulé dans le toit de chaume, Yukimori était assommé par ce qu'il venait d'entendre. Des éléments majeurs des plans de la secte venaient de lui être révélés. Mais il tenait à ne pas manquer un détail essentiel... il voulait rester jusqu'à la conclusion... Shiryu serait fier de lui... Kumagaya n'aurait aucun reproche à formuler...

Deux ashigarus entrèrent timidement dans l'unique pièce de la demeure du chef de clan. L'un d'entre eux allait prendre la parole lorsqu'il butta sur un panier d'osier duquel sorti en couinant un petit campagnol roux.

Personne ne prêta attention au rongeur sauf le "maître sombre"...
"Que fait ici cette vermine ?" tonna le sorcier d'une voix caverneuse
"Hmmblll...ben... nous sommes envahis de ces maudits rats depuis des semaines maître"
"Imbéciles ! Vous savez que ma seule présence suffit à faire fuir tous ces êtres inférieurs et maudits dévoreurs d'herbes. Ce n'est pas un rat ! C'est tout au plus un mulot ! S'il est encore ici c'est qu'on l'a invité !"

Le Maître Sombre ne savait pas qu'il venait d'apercevoir "ronge fer", 1er colonel de "l'armée de plumes et de poils" du général Yukimori... mais il décela rapidement la présence d'une conscience supérieure sur le toit.

Yukimori s'enfuit à toute vitesse. Tout avait été prévu et minuté pour écarter d'éventuels poursuivants.. tout sauf la perspective d'être traqué par une horreur chasseresse...

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Le kasen semble battre en retraite... mais tout à coup Yukimori sent une vague de douleur déferler au plus profond de son être ! Le mal l’atteint en plein cœur !

Totalement désorienté, il cherche à percevoir le kansen et l'origine de son attaque. A nouveau, une lance de froideur lui transperce la poitrine, sa transe méditative explose, il sent son sang s'écouler de sa poitrine à gros bouillons. Les yeux noyés de larmes il aperçoit Ato se débattant à quelques pas de là. Le hibou semble lutter contre une horde de serpents invisibles.
C'est alors que le Yukimori comprend son erreur et panique : "Le kansen a senti mon esprit se tendre vers Ato pour y chercher réconfort et soutien. Le chasseur s'est engouffré dans la brèche pour m'atteindre de l'intérieur"

Yukimori hurle et se débat en vain... Il ne peut lutter contre lui-même : Ato partage son essence, leurs destins sont liés. Yukimori est en Ato, autant que Ato est en Yukimori ; pour avoir une chance de survivre Yukimori doit sacrifier Ato. Il doit briser ce fil immuable, s'amputer d'une partie de lui-même et faire mourir ce lien sacré qui l'uni à la nature sauvage.

il doit faire ce sacrifice...ou tenter l'impossible...

Alors que ses dernières forces semblent l'abandonner, Yukimori puise au plus profond de l'énergie du vide. Il pousse son esprit à visualiser les montagnes enneigées _Yukimori_ et à porter le "lotus qui dérive sur le fleuve" en ce lieu où, l'eau sous forme de glace, communie avec la terre et le ciel. Il inspire, invitant l'air pur et frais des cimes à irriguer la plénitude de son être, puis expire lentement, abandonnant tout contact avec le monde physique.

Dans son souffle de vie, Yukimori cherche à glisser dans les profondeurs de la transe Thêta, cette transe méditative abyssale dont son vieux maître lui parlait souvent, ce seuil de perception mythique qu'il n'avait jamais réussi à atteindre...

Yukimori dérive sur le fleuve.
Mais le fleuve se couvre de brume, le kansen s'infiltre et prépare son coup fatal.
Yukimori plonge sa main fébrile à travers sa propre poitrine et excave son coeur. Une brillante fleur de lotus d'or palpite doucement dans la paume du ronin.
La brume autour de lui tourbillonne, l'eau bout et dégage des effluves nauséabondes.
Yukimori arrache une pétale du lotus.
De la blessure de la fleur arrachée, jaillit un rai du lumière dorée qui transperce les ténèbres et illumine l'infini.
La brume recule, le fleuve devient sol et racines de pin centenaire, les rayons matinaux d'amaterasu irriguent le visage sanglant du shugenja qui berce contre lui un oiseau blessé.
Dans le lointain retenti un terrifiant cri d’angoisse.
L'horreur chasseresse reviendra.
Elle reviendra et cette nuit là, il faudra une pluie de pétales de lotus d'or pour l'arrêter.